19.
Ce fut la fin de son accès de chagrin, mais je n’aurais pas su dire ce qu’elle comprenait de cette révélation. Toute malade qu’elle fût, elle incarnait la fleur des semences de la beauté d’Esther.
Les portes se rouvrirent sur une véritable armée – des hommes en uniforme presque tous âgés, l’air inquiets, et fort bruyants. Je n’eus aucun mal à refouler ce groupe malintentionné – à les disperser loin de nous. Mais la peur les rendit hystériques, et la voix de Rachel les alarma davantage.
— Amenez-moi ma voiture, commanda-t-elle. Vous entendez ? Et écartez-vous de notre chemin ! Ils n’osaient pas se regrouper. Elle lança des ordres. Henry, je vous ordonne de sortir d’ici. George, montez. Mon mari a besoin de vous. Vous, là, que faites-vous ?
Tandis qu’ils discutaient entre eux, elle se dirigea avec autorité vers les portes ouvertes, me devançant. Sur notre droite, un homme décrocha un téléphone doré sur une table en marbre. Elle se tourna vers lui, lui décocha un regard mauvais et il lâcha le téléphone. Je ris. J’adorais sa force. Mais elle ne la remarquait pas.
Par la porte vitrée qui donnait sur la rue, je vis l’homme grisonnant, de haute taille, qui conduisait la voiture ce jour-là, et qui avait pleuré Esther. Mais il ne pouvait pas nous voir. La voiture était là.
Les hommes se précipitèrent vers nous avec des paroles de sollicitude pour une nouvelle attaque – « Allons, Mrs. Belkin, vous êtes malade », « Rachel, cela ne va pas vous aider ».
Je désignai un homme à l’expression affligée.
— Le voilà, celui qui était avec Esther et qui a pleuré. Il nous obéira.
— Ritchie ! appela-t-elle d’une voix mélodieuse en se haussant sur la pointe des pieds. Ritchie, je veux m’en aller.
C’était bien le même homme au visage sillonné de rides, et je ne m’étais pas trompé dans mon jugement. Il ouvrit aussitôt la porte, tandis que nous nous dirigions vers lui.
Dehors, la foule se pressait contre les cordes, avec ses bougies et ses chants ; les lumières clignotaient ; des caméras géantes apparurent, comme autant d’insectes, se resserrant sur nous. Elles ne causaient pas plus d’embarras à Rachel qu’à Gregory.
Des groupes de gens se prosternaient devant elle ; d’autres psalmodiaient des lamentations.
— Venez, Rachel, venez, dit le chauffeur, s’adressant à elle comme s’il était de sa famille. Laissez-la passer, dit-il aux troupes désarçonnées. Il cria un ordre à un homme âgé qui se tenait sur le trottoir. Ouvrez la portière pour Mrs. Belkin !
Des deux côtés, la foule commença à s’agiter. Quelques personnes interpellèrent Rachel, mais avec respect.
Elle s’engouffra dans la voiture et je m’installai à côté d’elle sur la banquette en velours noire. Nous nous primes par la main. La portière claqua. Je serrai sa main bien fort.
C’était la même longue Mercedes-Benz qui avait conduit Esther au palais de la mort, et dans laquelle j’étais apparu à Gregory. Pas de surprise. Le moteur tournait. La foule ne pouvait pas arrêter un tel véhicule, même dans sa dévotion. Des bougies clignotaient autour des fenêtres.
Le vieux chauffeur était au volant, et la petite cloison vitrée qui séparait notre habitacle du sien avait disparu.
— Conduisez-moi à mon avion, Ritchie, dit-elle. Sa voix avait pris de la profondeur et du courage. J’ai déjà appelé ! N’écoutez personne d’autre. L’avion attend, et je pars.
Avion. Je connaissais ce mot.
— Oui, madame, répondit-il avec plaisir.
La voiture démarra lentement, forçant la foule à reculer, puis bondit vers le milieu de la rue et prit de la vitesse, nous projetant l’un contre l’autre.
La paroi vitrée remonta, nous séparant du chauffeur. L’intimité me fit rougir.
Je sentais sa main, et je voyais sa peau distendue, blanche. Les mains révèlent l’âge. Ses jointures étaient enflées, mais ses ongles étaient magnifiquement peints en rouge, et parfaitement effilés. Je ne l’avais pas encore remarqué, et je fus parcouru d’un agréable frisson. Son visage était cinq fois plus jeune que ses mains. Il avait été retendu et rajeuni comme celui de Gregory ; il avait bénéficié de ces améliorations car l’ossature était d’une parfaite symétrie, et les yeux d’une noblesse intemporelle.
Je tendais l’oreille à tout appel de Gregory, attentif à un éventuel changement dans mon être physique résultant de ce qu’il dirait, hurlerait, ou infligerait aux ossements.
Rien. J’étais complètement indépendant de lui, comme je l’avais supposé. Rien ne me bridait.
Je passai mon bras droit autour d’elle pour la serrer contre moi. J’éprouvai de l’amour pour elle, avec un irrépressible besoin de l’aider.
Elle se laissait aller avec un abandon enfantin, le corps beaucoup plus frêle que je ne l’avais pensé.
— Je suis là, dis-je, comme si j’avais été rappelé à l’ordre par mon dieu, ou par mon maître.
Elle avait, dans sa maladie, une beauté ivoirine. C’était une maladie grave. Je la sentais – une odeur qui n’avait rien de répugnant, mais celle d’un corps en train de mourir. Seule sa massive chevelure noir et argent semblait y échapper ; même le blanc étincelant de ses yeux s’atténuait.
— Il m’empoisonne, répéta-t-elle, comme si elle avait lu mes pensées. Il contrôle ce que je mange, ce que je bois ! Je meurs, et ce n’est pas sa faute, bien sûr. Mais il me veut morte, maintenant. Et je ne veux pas être avec lui et avec ses mignons quand je mourrai. Ses « disciples ».
— Vous n’y serez pas. J’y veillerai. Je resterai auprès de vous aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Je me rendis compte, soudain, que c’était la première fois dans cette incarnation que je touchais une femme. Je trouvais sa douceur attirante. Je pouvais ressentir dans mon corps des changements semblables à ceux que pouvait connaître un homme normal, pressé contre une frêle créature à la poitrine majestueuse. Je me sentais empli de désir pour elle.
Pareille chose pouvait-elle se produire ? Je m’interrogeais sur mes limitations, et non sur sa vertu. Je ne possédais qu’un ensemble de souvenirs confus ; j’avais en effet possédé des femmes sous ma forme d’esprit charnel, mais mes maîtres s’y étaient farouchement opposés à cause de l’affaiblissement que cela causait. Là encore, les souvenirs n’avaient ni cadres ni visages.
Je ne relâchai pas mon étreinte, mais mes sens s’abreuvaient de la vue de ses cuisses blanches, de sa gorge, et de ses seins.
Elle s’irritait contre les drogues qui la handicapaient.
— Pourquoi ma fille a-t-elle prononcé votre nom ? Elle vous a vu ? Vous l’avez vue mourir ?
— Son âme est montée directement dans la lumière. N’ayez pas de peine pour elle. Elle m’a parlé avant de mourir, mais je ne sais pas pourquoi. Venger sa mort n’est manifestement qu’une partie de ce que je suis venu faire ici.
Cela la décontenança, mais un autre point la préoccupait également.
— Elle ne portait pas de collier de diamants, n’est-ce pas ?
— Non. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de diamants ? Elle n’avait pas de collier. Ces trois hommes l’ont tuée sans la faire souffrir. Et il n’y a pas eu de vol. Elle a perdu tellement de sang que son esprit divaguait. Je crois qu’elle est morte sans comprendre que quelqu’un lui avait fait du mal.
Elle me dévisagea farouchement, comme si elle ne me croyait pas entièrement, et qu’elle n’appréciait pas l’intimité que je lui offrais.
— J’ai tué les trois hommes, dis-je. Vous l’avez sûrement lu dans les journaux. Avec les pics à glace qu’ils ont utilisés pour la tuer. Il n’y avait pas de diamants. Je l’ai vue entrer dans le magasin. Je l’ai vue avant de savoir qu’ils allaient agir si vite.
— Qui êtes-vous ? Pourquoi étiez-vous là ? Que faisiez-vous avec Gregory ?
— Je suis un esprit. Un esprit très fort, doté d’une volonté et d’une certaine forme de conscience. Ce corps n’est pas humain, expliquai-je. C’est un assemblage d’éléments, réunis par la force. Quoi que je dise, ne craignez rien. Je suis avec vous, et non contre vous. Je suis sorti d’un long sommeil au moment où les trois assassins s’approchaient d’Esther. Je n’ai pas compris assez vite comment ils comptaient accomplir leur forfait.
Elle ne manifesta aucune peur, ni aucune ironie.
— Comment ma fille vous connaissait-elle ?
— Je ne sais pas. De nombreux mystères entourent ma présence ici. Je suis apparemment venu de mon propre chef, mais avec un but.
— Alors vous n’appartenez pas à Gregory ?
— Non. Vous m’avez vu le défier. Pourquoi me posez-vous cette question ?
— Et ce corps, là, reprit-elle avec un léger sourire, vous me dites qu’il n’est pas réel ?
Elle me scrutait avidement, comme si elle avait pu apprendre la vérité grâce à ses yeux. Je sentais s’échauffer l’atmosphère entre nous.
Puis elle fit une chose si intime que j’en fus saisi. Elle se rapprocha et m’embrassa sur la bouche, comme j’avais embrassé Gregory quelque temps plus tôt. Ses lèvres étaient chaudes et humides, délicates.
Ma bouche était inerte et ne répondit guère, mais je glissai ma main derrière sa nuque, séduit par l’ample masse soyeuse de ses cheveux, et je l’embrassai, pressant ma bouche sur la sienne avec toute la douceur dont j’étais capable. Puis je me détachai d’elle.
J’éprouvais un profond désir pour elle. Le corps semblait en parfait état. Une fois de plus, quelques échos de mise en garde et de conseils me revinrent : « Sous peine de disparaître dans ses bras… » Mais j’en avais fini avec les efforts de remémoration, comme je vous l’ai expliqué.
Quel plaisir éprouvait-elle ?
Mourante ou non, elle avait encore la passion d’une jeune femme, ou d’une femme dans la fleur de l’âge. Ses lèvres étaient pleines et offertes, comme si elle m’embrassait encore ou s’apprêtait à le faire. Elle ne craignait ni les hommes ni la passion. Telle une reine qui aurait eu de nombreux amants.
— Pourquoi ce baiser ? demandai-je.
Cela avait accru ma force, et ravivé certaines parties de moi. J’appelle cela la force.
— Vous êtes humain, déclara-t-elle d’une voix grave et un peu dure, comme pour me congédier.
— Vous me flattez, mais je suis un esprit. Je veux venger Esther, mais quelque chose de plus est en jeu.
— Comment vous êtes-vous retrouvé au dernier étage avec Gregory ? Vous connaissez son pouvoir, son influence. La Main droite du Seigneur, le Fondateur du Temple de l’Esprit de Dieu, dit-elle d’une voix méprisante. Le Sauveur du Monde, l’Oint de l’Eternel. Le menteur, le tricheur, le propriétaire de la plus grande flotte de plaisance des Caraïbes et de la Méditerranée, le Messie de l’industrie des souvenirs et de la fine cuisine. Vous prétendez vraiment que vous n’êtes pas l’un de ses hommes ?
— Une flotte ? dis-je. Pourquoi une Église aurait-elle une flotte ?
— Ce sont des navires de plaisance, mais ils transportent aussi des marchandises. Je ne comprends pas ce qu’il fabrique, et je mourrai avant d’avoir compris. Mais que faisiez-vous avec lui ? Ses bateaux mouillent dans tous les grands ports du monde. N’êtes-vous pas au courant ? Je ne vous crois pas, quand vous prétendez que vous n’êtes pas un adepte. Oui, je vous ai vu le défier, et vous m’avez sortie de là. Mais tout le monde dans cet immeuble est un adepte. Dans ma vie, tout le monde appartient à son Église, poursuivit-elle, désespérée et balbutiante. Les infirmières, les concierges, les messagers, le personnel de l’immeuble au grand complet. Ceux qui chantent des hymnes, vous les avez entendus, appartiennent aussi à son Église. Son Église couvre le monde entier. Ses avions lâchent des prospectus au-dessus des jungles et des îles qui n’ont pas de nom. Elle soupira, puis reprit : Si vous n’êtes pas l’un des leurs, et si vous ne m’avez pas entraînée vers un autre endroit pour m’y enfermer, comment avez-vous fait pour vous introduire au dernier étage ?
La voiture s’éloignait des rues bondées. Je sentais l’odeur du fleuve.
Elle ne me croyait pas. Mais ses paroles m’intriguaient ; j’y percevais quelque chose qu’elle ne voyait pas.
Elle me distrayait de mes pensées. Elle voyait en moi un homme séduisant. Je le sentais, et je sentais en elle ce désespoir qui accompagne la conscience de la mort. Il y avait en elle une passion désinvolte, une sorte de rêve de me posséder.
Cela m’excitait.
— Et votre accent ? reprit-elle. D’où vient-il ? Vous êtes israélien ?
— C’est sans importance. Je parle anglais du mieux que je peux. Je vous l’ai dit, je suis un esprit. Je veux venger votre fille. Voulez-vous que je le fasse ? Pourquoi parle-t-il d’un collier ? Et pourquoi m’avez-vous interrogé là-dessus ?
— Sans doute l’une de ses cruelles plaisanteries. Ce collier a été cause d’une grande dispute entre Esther et lui, il y a longtemps. Esther avait un faible pour les diamants ; elle allait souvent fouiner dans le quartier des diamantaires, qui lui plaisaient plus que les grands joailliers. Le jour de sa mort, elle avait dû emporter le collier avec elle. C’est ce qu’a dit la femme de chambre, et il s’est accroché à ce détail, pour lequel il a pratiquement sacrifié toutes ses grandes théories sur l’assassinat terroriste d’Esther. Mais ces trois hommes, quand on les a retrouvés, n’avaient pas les diamants. C’est vraiment vous qui les avez tués ?
— Ils ne lui ont rien volé. Je me suis précipité derrière eux et je les ai tués. Les journaux disent qu’ils ont été tués en rapide succession avec une de leurs propres armes. Écoutez, ne me croyez pas si vous ne le voulez pas, mais continuez à m’expliquer, pour Esther et Gregory. Est-ce lui qui l’a fait tuer ? Le croyez-vous ?
— Je le sais. Son attitude avait changé. Son visage s’était assombri. Je crois qu’il s’est trompé, pour le collier. J’ai dans l’idée qu’elle a dû le porter quelque part avant d’aller dans le magasin. Dans ce cas, le collier est entre les mains d’une personne qui sait que cette partie de l’histoire est fausse. Mais comment retrouver cette personne ?
J’étais immensément intrigué. Je mourais d’envie de la questionner.
Elle était à nouveau distraite par le désir physique. Elle examinait mes cheveux, ma peau. Le deuil de sa fille l’accablait intérieurement, et il était en contradiction avec un simple besoin de légèreté.
J’adorais sa façon de me regarder.
Elle était attirée par mes traits ; me revinrent alors des bribes de souvenirs : des personnes discutaient d’un événement de la plus grande importance et disaient : « Si vraiment on veut le faire, où trouverait-on un homme plus beau, ressemblant davantage à un dieu ? »
La voiture roulait de plus en plus vite dans les rues désertes. Nous accélérâmes encore. Nous étions arrivés sur une large route, et je sentais plus fortement la puanteur du fleuve. La douce odeur de l’eau était à peine perceptible, mais elle me donnait terriblement soif. J’avais traversé ce fleuve avec Gregory, mais alors je ne connaissais pas encore la soif. Maintenant, je la connaissais. La soif signifiait que mon corps était vraiment fort.
— Qui que vous soyez, dit-elle, je vais vous dire ceci : si nous arrivons jusqu’à l’avion, et je crois que nous y arriverons, vous ne manquerez plus jamais de rien dans toute votre vie.
— Expliquez-moi cette histoire de collier, répétai-je.
— Le passé de Gregory est inconnu de tous. Esther l’a découvert en achetant le collier à un hassid qui ressemblait comme un frère à Gregory. L’homme lui a appris qu’il était le jumeau de Gregory.
— Oui, Nathan, évidemment. Un hassid, un diamantaire.
— Nathan ! Vous connaissez cet homme ?
— Non, je ne le connais pas, mais je connais le grand-père, le rebbe, parce que Gregory est allé lui demander le sens des dernières paroles d’Esther.
— Quel rebbe ?
— Le grand-père de Gregory. Le rebbe s’appelle Avram, mais ils lui attribuent un titre particulier. Voyons, vous dites qu’Esther a découvert toute la famille de Gregory à Brooklyn ?
— C’est une grande famille ?
— Oui, très grande – une congrégation, un clan, une tribu.
— Ah. Elle s’adossa commodément. J’avais compris, à leurs querelles, qu’il s’agissait d’une famille. Mais je n’en savais pas plus. Mon Dieu, se peut-il qu’il l’ait tuée parce qu’elle avait découvert son frère ? Sa famille ?
— Ça ne colle pas, objectai-je.
— Pourquoi ?
— Quand j’étais chez le grand-père de Gregory, c’est le rebbe qui suppliait qu’on garde le secret, pas le petit-fils.
Elle était effarée.
— Pourquoi étiez-vous avec Gregory chez ce rebbe ?
— Gregory est allé le trouver pour s’enquérir du sens des paroles qu’avait prononcées Esther. Le rebbe le savait. Il avait les ossements. Et maintenant c’est Gregory qui les a. On m’appelle le Serviteur des Ossements. Le rebbe les a vendus à Gregory, à condition qu’il ne parle plus jamais à son frère Nathan, qu’il n’apparaisse jamais dans les parages de la congrégation, et que jamais il ne révèle ses liens avec eux.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle.
— Jamais le rebbe ne m’a appelé. Il ne voulait rien savoir de moi. Mais son père lui avait confié la garde des ossements, depuis l’époque où ils vivaient en Pologne, à la fin du siècle dernier. C’est ce que j’ai compris en les écoutant. J’avais été endormi dans les ossements !
Elle était sans voix.
— Vous croyez visiblement à ce que vous dites, finit-elle par articuler.
— Parlez-moi d’Esther et de Nathan…
— Quand Esther est rentrée à la maison, elle s’est disputée avec Gregory à propos de cette famille de l’autre côté du pont. Elle lui criait de les reconnaître, elle expliquait que l’amour de son frère était réel. Je l’ai entendue, mais je n’y ai pas prêté attention. Puis elle est venue m’en parler. Je lui ai dit que s’ils étaient hassidim ils avaient dû réciter kaddish pour lui depuis bien longtemps. J’étais très malade, bourrée de drogues et de médicaments. Gregory était furieux contre elle, mais il leur arrivait de se disputer, vous comprenez. Pourtant, il… il a quelque chose à voir dans sa mort. Je le sais ! Ce collier. Jamais elle ne l’aurait porté en plein jour.
— Pourquoi ?
— Esther a été élevée dans les meilleures écoles, elle a été « débutante ». Dans son monde, on ne porte pas de diamants avant six heures du soir. Cela ne se fait pas. Mais pourquoi l’a-t-on tuée ? À cause de sa famille ? Non, je ne comprends pas. Et pourquoi y mêler le collier de diamants ?
— Continuez. Je vois la trame. Des navires, des avions, un passé secret autant pour Gregory que pour les hassidim. Je vois quelque chose… mais ce n’est pas clair.
Elle me dévisageait.
— Parlez, insistai-je. Faites-moi confiance. Vous savez que je suis votre gardien, et que je veux votre bien. Je vous aime et j’aime votre fille parce que vous êtes des personnes bonnes, justes, et que les gens ont agi cruellement à votre endroit. Cela m’irrite et me donne envie de faire du mal…
Elle était abasourdie, mais elle me croyait. Elle essaya de parler, mais n’y parvint pas. Son esprit était bloqué. Elle se mit à trembler. Je lui touchai le visage de mes deux mains, espérant qu’elle y trouverait douceur et consolation.
— Laissez-moi, supplia-t-elle gentiment.
Mais elle posa sa main sur mon bras, me caressant, me réconfortant, et elle laissa son corps reposer contre mon épaule. Son poing droit se crispa.
Elle se recroquevilla contre moi et croisa les jambes, me laissant entrevoir son genou nu, ferme et pâle sous l’ourlet de sa jupe. Elle poussa un gémissement sourd, puis un terrible cri de souffrance.
La voiture ralentit. Nous étions arrivés sur un immense champ étrange, plein de mauvaises vapeurs et d’avions. Oui, les avions s’expliquaient à moi, maintenant, dans toute leur gloire.
— Venez, dit-elle. Elle serra ma main bien fort. Quoi que vous soyez, vous et moi sommes ensemble dans cette affaire. Je vous crois.
— J’espère, murmurai-je, hébété.
En descendant de voiture, je ne connaissais que mes pensées. Je la suivais, j’entendais des voix sans y prêter attention et je regardais les étoiles. L’air était si chargé de fumée qu’on se serait cru à la fin d’une bataille.
Dans le vacarme assourdissant, nous nous approchâmes de l’avion. Elle donna des ordres, mais je n’entendis pas ses paroles ; le vent les emportait. L’escalier descendit d’une seule pièce comme l’Échelle du Paradis.
Soudain, alors que nous commencions à monter, elle ferma les yeux et s’arrêta. Elle tâtonna à l’aveuglette, me prit le cou à deux mains et me tint bien serré, comme pour sentir mes artères. Elle était malade et elle souffrait.
— Je ne vous quitte pas, murmurai-je.
Ritchie, le chauffeur, attendait derrière moi, prêt à aider.
Elle prit une profonde inspiration, s’élança, et gravit toutes les marches d’une traite.
Je dus me hâter pour la rattraper.
Nous franchîmes ensemble le seuil du sanctuaire insupportablement bruyant. Une jeune femme au regard froid et hardi déclara :
— Mrs. Belkin, votre mari veut que vous rentriez à la maison.
— Non, nous allons chez moi, répondit-elle.
Deux hommes en uniforme surgirent de l’avant de l’appareil. J’aperçus dans le nez de l’avion un minuscule habitacle empli de boutons et de lumières.
La femme aux yeux froids m’attira vers l’arrière de l’avion, mais je pris mon temps afin d’écouter et d’être là en cas de besoin.
— Faites ce que je vous dis, ordonnait Rachel. J’entendis la rapide capitulation des hommes. Décollez dès que possible.
La femme pâle m’avait laissé sous le toit pour vite retourner arrêter Rachel, que protégeait Ritchie, le fidèle chauffeur.
— Laissez les revues et les journaux là ! ordonna Rachel. Croyez-vous qu’elle va revenir à la vie si je lis des articles sur elle ? Décollez aussi vite que possible !
Il y eut un petit concert de rébellion faiblissante – hommes, femmes, et même le vieux Ritchie aux cheveux gris.
— Vous venez avec moi, c’est tout ! dit-elle. Une fois de plus le silence se fit autour d’elle comme autour d’une reine.
Elle me prit par la main et me conduisit dans une petite cabine tendue de cuir brillant. Le cuir était tendre, et tout n’était que raffinement : d’épais gobelets de verre sur une petite table, des coussins pour poser les pieds, des fauteuils profonds qui devaient être aussi moelleux que des sofas.
Les voix s’éteignirent, ou se réduisirent à des chuchotements derrière des rideaux.
Les petites fenêtres, épaisses, sales et rayées étaient la seule touche de laideur. Le bruit faisait partie de la nuit. Les étoiles étaient invisibles.
Elle me dit de m’asseoir.
J’obtempérai, et m’enfonçai dans un fauteuil en cuir si profond qu’il semblait vouloir vous emprisonner. Puis, assis en face d’elle, je m’habituai à cette apparente indignité. Je percevais que, malgré la sévérité des matières, c’était une forme d’opulence.
— Vous n’aviez jamais vu d’avion avant, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Non, dis-je. Mais je n’en ai pas besoin. Tout est trop luxueux. Je ne pourrais même pas m’asseoir droit si je le voulais.
La femme aux yeux froids et pâles entra et se pencha au-dessus de moi pour prendre un harnais. J’étais fasciné par sa peau et ses mains. Tous ces gens étaient parfaits. Comment faisaient-ils ?
— Ceinture de sécurité, expliqua Rachel.
Elle boucla la sienne, puis elle fit une chose qui me ravit : elle ôta ses chaussures, ses belles chaussures raffinées à talons hauts. Elle les repoussa, et je vis sur ses pieds fins la marque des lanières. L’envie me prit de les toucher. De les embrasser.
La femme glaciale me regarda d’un air gêné, se détourna, puis s’en alla à contrecœur.
Rachel l’ignora.
Je ne pouvais pas la quitter du regard, sombre et intense dans la faible lumière de cet avion ; je la désirais. J’avais envie de toucher l’intérieur de ses cuisses, et de voir si la fleur laineuse qui s’y cachait était aussi bien préservée que le reste.
C’était déconcertant et honteux. Je compris encore ceci : les choses malades peuvent être très belles. Peut-être la flamme est-elle une chose malade, quand elle danse sur sa mèche, rongeant la cire par-dessous, de même que la maladie rongeait le corps autour de son âme. Elle produisait une chaleur étonnante, dans sa fièvre et dans l’ardeur de son esprit.
— Ainsi, on vole là-dedans, dis-je. On s’élève, et on voyage plus vite qu’on ne peut le faire sur terre.
— Oui. Ma tête s’éclaircit, à présent. Je sens la douleur. Je sens le poison s’estomper. Je veux savoir. Je veux témoigner de ce qui m’est arrivé.
J’étais tenté de lui dire qu’à mon avis la mort était différente pour chaque être humain, mais je ne voulais pas lui causer un surcroît de souffrance.
Elle fit signe à la femme, qui avait dû rester quelque part derrière moi. L’avion avait commencé à rouler sur ses minuscules roulettes.
— Quelque chose à boire, dit-elle. Que voulez-vous ? Soudain elle sourit. Elle voulut plaisanter. Qu’est-ce que les fantômes aiment boire ?
— De l’eau. Je suis soulagé que vous m’ayez posé la question. Je suis desséché par la soif. Ce corps est dense, et délicatement assemblé. Je crois que les pièces sont en train de devenir vraies !
Elle rit de bon cœur.
— Je me demande quelles peuvent bien être ces pièces !
L’eau arriva. Beaucoup d’eau. Merveilleuse. La bouteille transparente était nichée dans un grand seau de glace, et la glace était magnifique. M’arrachant à la contemplation de l’eau, je regardai fixement la glace. De tout ce que j’avais vu en cette ère moderne, rien ne pouvait se comparer à cette simple beauté, qui étincelait et scintillait autour du flacon étrangement terne de l’eau.
La jeune femme qui venait d’apporter ce seau de glace en tira la bouteille d’eau, faisant retomber la glace dans un éclatement de lumière. Je vis que la bouteille était en plastique. On pouvait l’aplatir quand elle était vide.
La femme versa de l’eau dans deux gobelets en verre. Ritchie apparut. Il se pencha et murmura quelques mots à l’oreille de Rachel. C’était à propos de Gregory et de sa fureur. Nous sommes à l’heure, dit-il. Il désigna les magazines. Il y a quelque chose…
— Laissez cela tranquille, je m’en moque, j’ai tout lu, quelle importance cela a-t-il ? Cela me réconforte de voir sa photo sur les couvertures.
Il tenta de protester, mais elle lui enjoignit fermement de sortir. L’avion prenait de la vitesse. Quelqu’un l’appela ; il devait s’attacher aussi.
Je bus l’eau avidement. Cela l’amusa. L’avion décollait.
— Buvez tout, dit-elle. Il y en a plein.
Je la pris au mot, et vidai la bouteille. Mon corps absorba tout et resta assoiffé, ce qui est la plus forte indication d’un accroissement de force.
Que faisait Gregory ? Enrageait-il devant les ossements ? Cela n’avait aucune importance ! Ou bien si, peut-être.
Il m’apparut soudain que la quasi-totalité des manœuvres délicates entreprises dans ma vie s’étaient déroulées sous la direction d’un magicien. Même posséder une femme, je l’avais fait avec leur accord. Je pouvais surgir, tuer, puis me désincarner, cela n’avait rien de délicat. Mais l’élan de passion que j’éprouvais pour cette femme, l’accroissement de force que me procurait cette eau, voilà qui était nouveau.
Je compris qu’il me fallait découvrir quelle force je maîtrisais vraiment de mon propre chef. Je me sentais aussi fort face à la séduction de cette femme que devant le charme de Gregory.
En posant la bouteille, je m’aperçus que j’avais fait tomber des gouttes d’eau sur les journaux et les revues. Je les regardai. Je vis alors ce qui avait tellement inquiété les autres : on y voyait Esther mourante. Oui, là, sur la couverture d’un magazine, on voyait Esther sur son brancard, et la foule autour d’elle.
Quelqu’un annonça que nous étions en route vers Miami, et que nous avions l’autorisation d’atterrir dès notre arrivée.
« Miami. » Cela me fit rire. Miami. Comme une plaisanterie pour enfants.
L’avion volait en cahotant. La fille aux yeux pâles revint avec une nouvelle bouteille d’eau. Elle était froide, et n’avait pas besoin de glace. Je la pris, et la bus sans hâte.
Je me renversai en arrière, pour me remplir d’eau. C’était un moment divin, presque autant que d’embrasser Rachel. Sentir l’eau descendre dans ma gorge et le long des replis créés à l’intérieur de mon corps par la volonté et la magie ! Je respirai profondément.
J’ouvris les yeux, et vis Rachel qui m’observait. La fille était partie. Les verres avaient disparu. La seule eau qui restait était celle de la bouteille que je serrais dans ma main.
Une forte pression m’écrasait, me caressait, me poussait contre le cuir et me taquinait avec une force mystérieuse et douce.
L’avion s’élevait dans le ciel, très vite. La pression s’accentua et j’eus très mal à la tête, mais je chassai cela loin de moi. Je la regardai. Elle était immobile comme pour prier et elle ne bougea ni ne parla jusqu’à ce que l’avion ait trouvé sa hauteur de croisière.
Tu es vivant, Azriel, tu es vivant ! Je dus rire. Ou pleurer. J’avais encore besoin d’eau. Non. J’aurais aimé boire encore de l’eau. Mais je n’avais besoin de rien. Je voulais savoir, absolument.
Je passai ma langue sur mes lèvres, que l’eau avait rafraîchies. Je me rendais compte que mon attirance pour cette femme avait porté ma colère et ma confusion à l’extrême limite. Il fallait que je cesse de m’interroger, et que je me déclare maître. Voilà tout. Je la désirais. Tout était lié d’une manière humaine – le désir charnel, le désir de combattre Gregory et de le défier, de me prouver qu’il ne me contrôlait pas bien qu’il possède les ossements.
— Vous avez peur, dit Rachel. Il ne faut pas. Prendre l’avion, c’est une routine. Elle ajouta avec un sourire espiègle : Évidemment, il pourrait exploser d’une minute à l’autre, mais ce n’est jamais arrivé.
Elle rit d’un air amer.
— Vous connaissez l’expression « faire d’une pierre deux coups », n’est-ce pas ? Eh bien, c’est ce que je vais faire. Je vais vous quitter et revenir, afin de vous prouver que je suis un esprit. Vous cesserez alors de vous inquiéter à l’idée que vous vous trouvez associée par désespoir à un dément. Je verrai également ce que manigance Gregory. Car il détient ces ossements, et c’est un homme étrange.
— Vous allez disparaître à l’intérieur de cet avion ?
— Oui. Maintenant, dites-moi quelle est notre destination – qu’est-ce que Miami ? Je vous retrouverai là-bas, sur le seuil de votre maison.
— N’essayez pas de le faire.
— Il le faut. Nous ne pouvons pas vivre avec vos soupçons. Je comprends à présent qu’Esther est comme un diamant au milieu d’un énorme collier compliqué. Où allons-nous ? Où trouverai-je Miami ?
— À l’extrême sud de la côte Est des États-Unis. Je demeure dans une tour, à l’extrémité d’une ville baptisée Miami Beach. C’est un gratte-ciel. J’habite au dernier étage. Il y a un phare rose sur la tour, juste au-dessus de mon appartement. Plus au sud se trouvent les îles qu’on appelle les Florida Keys, puis les Caraïbes.
— C’est bon. Je vous retrouverai là-bas.
Je baissai les yeux vers les gouttes d’eau éparpillées, vers l’effrayante photo d’Esther sur la civière. J’éprouvai un choc terrible en voyant que j’étais sur la photo ! J’avais été surpris par la caméra au moment où je levais les mains vers mon visage en hurlant de chagrin pour Esther. C’était avant qu’on n’ait mis la civière dans l’ambulance.
— Regardez, dis-je. C’est moi.
Elle prit le magazine, scruta la photo, puis me dévisagea.
— Maintenant, je vais vous prouver que je suis de votre côté. Je veux aussi flanquer une bonne peur à cet horrible Gregory. Vous voulez quelque chose de chez vous ? Je vous le rapporterai.
Elle n’arrivait pas à parler.
Je me rendis compte que je l’avais effrayée et réduite au silence. Elle se contentait de m’observer. Je me représentai son corps dépouillé de ses vêtements. La forme de ses membres était plaisante et ferme. Ses jambes fines et élancées révélaient une musculature pleine de grâce. J’avais envie de toucher le clos de ses jambes, ses mollets, et de les serrer.
C’était beaucoup de force pour moi, et il me fallait résoudre la question de ma liberté dès maintenant.
— Vous changez, dit-elle d’une voix soupçonneuse. Mais vous ne disparaissez pas.
— Ah ? Que voyez-vous ? demandai-je, tenté d’ajouter fièrement que je n’avais pas encore cherché à disparaître.
— Votre peau : la transpiration sèche. Oh, ce n’était pas grand-chose, mais vous en aviez sur les mains et sur la figure… Puis… vous paraissez différent. Je pourrais jurer que vous avez plus de poils noirs sur les mains.
Je levai la main pour regarder les poils noirs sur mes doigts, et je glissai la main sous ma chemise pour tâter l’épaisse toison frisée. Je tirai dessus. C’était ma poitrine, je pouvais toucher les poils rugueux quand ils étaient aplatis, et soyeux quand je tirai dessus.
— Je suis vivant, murmurai-je. Écoutez-moi.
— J’écoute. Vous avez absolument toute mon attention. Que voyez-vous pour la mort d’Esther et ce collier ? Vous disiez quelque chose…
— Votre fille tenait un foulard, avant de mourir. Le voulez-vous ? Il était très beau. Elle a tendu le bras pour le prendre juste au moment où les tueurs l’encerclaient. Elle le voulait, et elle l’avait dans les mains en mourant.
— Comment savez-vous cela ?
— Je l’ai vu !
— J’ai ce foulard, dit-elle, pâlissant sous le choc. La vendeuse me l’a apporté. Elle m’a dit qu’Esther l’avait pris en main. Comment pouvez-vous savoir cela ?
— Je ne connaissais pas ce détail. J’ai juste vu Esther tendre le bras pour prendre le foulard. J’allais vous proposer de vous le rapporter, pour les mêmes raisons que cette vendeuse.
— Oui, dit-elle. Je le veux ! Il est dans ma chambre, là où vous m’avez vue pour la première fois. Il… non. Il est dans la chambre d’Esther. Étalé sur son lit. Oui, c’est là que je l’ai laissé.
— D’accord. Quand je vous reverrai à Miami, je l’aurai.
L’expression de son visage était terrible à voir. Elle murmura :
— Elle est allée là-bas pour acheter ce foulard ! Sa voix se fit toute petite. Elle m’a dit qu’elle l’avait vu, et qu’elle ne pouvait pas l’oublier. Elle m’avait dit qu’elle voulait ce foulard.
— Dans un geste d’amour, je vous l’apporterai.
— Oui, je veux mourir en le serrant contre moi.
— Vous ne croyez pas que je puisse disparaître, n’est-ce pas ?
— Non.
— Dominez-vous. Je vais disparaître. La question est de savoir si je pourrai revenir. Je murmurai quelque chose. J’essaierai pourtant de toutes mes forces. Le moment est venu de voir ce qu’il en est.
Je me penchai vers elle et pris la liberté qu’elle avait prise avec moi. Je l’embrassai. Sa passion me transperça, brûlant en moi.
Ensuite, je prononçai intérieurement les paroles requises : Éloignez-vous de moi, particules de ce corps terrestre, mais ne retournez pas d’où vous venez, attendez mon ordre de vous réassembler instantanément lorsque j’aurai besoin de vous.
Je disparus.
Le corps se désintégra, dispersant une fine bruine vers les parois de l’avion, laissant une buée étincelante sur le cuir, les vitres, le plafond.
Je flottais au-dessus, libre, pleinement formé et fort, et je regardai le siège vide. Je vis le haut de la tête de Rachel, et je l’entendis hurler.
Je m’élevai, traversant l’avion. Ce n’était pas difficile. Je sentis le passage, je sentis l’énergie frémissante et la chaleur de l’appareil. L’avion fonça alors à une telle vitesse que je tombai vers la terre comme sous l’effet d’un poids. Je tombai ainsi dans la nuit, jusqu’au moment où je me retrouvai à flotter librement, bras étendus, en direction de Gregory. Trouve les Ossements. Serviteur. Trouve tes Ossements.
Dans le vent, j’aperçus d’autres âmes. Je les voyais se débattre pour se rendre visibles. Je savais qu’elles sentaient ma vigueur, mon orientation, et l’espace d’un instant elles scintillèrent, puis elles disparurent. J’étais passé à travers elles et leur univers, leur horrible couche de fumée qui entourait la terre comme la saleté flottant au-dessus des feux de bouse : je me hâtais, comme en chantant, vers les ossements. Vers Gregory.
« Les ossements, criai-je dans le vent. Les ossements. »